Aux frontières de l’asphalte

La route n’est pas une simple ligne reliant des endroits sur une carte. La route est un endroit. Peut-être même le seul qui soit.  Leonard Cohen

On s’était dit qu’on pourrait suivre le sentier du P’tit Train du Nord jusqu’à Mont-Laurier. On n’était pas seuls. Des touristes un peu zélés allaient d’un Best Western à l’autre en faisant transporter leurs bagages par camion. Ils nous dépassaient en pédalant à grands coups de légèreté. Dans la brume des matins mouillés, vêtus de leurs beaux habits de pluie jaune ciré.

Nous autres, on est plus punks. En dedans. Ça ne parait pas tant dans notre face. Ni sur notre linge. À part pour nos leggings qui dépassent de nos shorts en jeans déchirés. Et pour le fait qu’on sent sûrement pas le parfum chic.

C’est au milieu d’un orage de pluie frette, dans le parking d’un Canadian Tire, que le ciel nous a dit que, rendus là, on pourrait traverser le parc La Vérendrye. Jusqu’à Val-d’Or. Après avoir fait sécher nos bas. « Ça peut pas être si pire que ça » que je te disais, en essayant de me convaincre moi-même du contraire. J’avais presque raison.

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Mais on a toujours raison d’avoir tort. Avec de la farine dans un Ziploc pis notre Gatorade en poudre, on était vraiment équipés pour veiller tard. En théorie, Mont-Laurier – Val-d’Or, c’est trois cents quelques kilomètres. Dans le bois. Avec un dépanneur entre les deux.

Mais la carte n’est pas le territoire. Dans la « vraie » vie, avec les vents et la pluie, c’est souvent plus difficile que sur papier. Entre deux éclaircies, ça nous aurait pris des wipers dans la face pour voir clair par les châssis de nos yeux.

Dans le ciel de La Vérendrye, on a vu notre reflet dans l’œil de la tempête. Deux fois. On a fini par apprendre à les aimer les nuages. On les a remorqués avec une corde à linge à travers l’immensité boréale, comme un enfant qui traine ses ballons à l’hélium. Quand on s’arrêtait pour manger un sandwich, au bord des lacs secrets, dissimulés en plein jour sur le bord de la 117, tu me demandais si on était les premiers à être passé par ici en vélo. « Ben non….Peut-être les premiers de l’été… Peut-être aussi les derniers… »

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Toi tu sais lire l’à-venir dans les craques de l’asphalte. Tu dis que la route est comme une vie qui nous amène toujours ailleurs en passant par on ne sait trop où. Qu’elle est comme une rivière qu’on remonte à contre-courant. C’est peut-être moi qui dis ça, au fait. Je ne sais plus. Nos vies se mélangent dans ma tête. En même temps que nos souvenirs. Comme ceux d’un matin où des rivières attendent en silence que quelqu’un arrive enfin pour en brouiller la surface. Et puis le souvenir des oiseaux qui viennent faire leurs nids dans tes cheveux.

À la sortie du parc, je pensais bien qu’on allait les voir, les grandes cheminées, éternelles comme l’enfer. Mais je m’étais peut-être trompé de chanson, ou de ville, c’est selon. Au lieu de ça, y’avait juste un diner, comme ça, au milieu de nulle part, avec son affiche en néon, du steak haché, pis des patates. On s’est dit que tant qu’à être rendu là, on pourrait continuer, encore un peu, question d’aller voir ce qu’il y a plus loin. Parce que les chemins qui ne mènent nulle part sont souvent bordés de visions spectaculaires. Il faut parfois les suivre jusqu’au bout. J’ai essayé de te convaincre que c’était une bonne idée. Et t’as fini par me croire.

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Sur la carte générale du Québec, il existe une route, aussi mystérieuse qu’improbable, reliant l’Abitibi au Lac-Saint-Jean, en passant par la Baie-James. Elle porte le numéro 113. On en a vu de l’espace vide qui traine, au nord du 49e parallèle. Un chemin qui se déroule à l’horizon, à perte de vue. Jusqu’à se comprimer dans un point minuscule, là où la Terre rejoint le Ciel.

De la route : avec ses indispensables poteaux électriques. Eux qui séparent le monde en deux comme les frontières séparent les pays. Dans le silence de l’instant, on croirait que tout a toujours été tel quel. Et que rien ne changera jamais. Et pourtant. Tout disparait tôt ou tard, dans l’infini. Comme les souvenirs de tout ça qui trainent encore dans ma tête.

Bref, la carte n’est jamais le territoire. Je sais. Je l’ai déjà dit. Sauf que c’est encore plus vrai dans ce coin-là. Tout s’éloigne et se rapproche en même temps. Même les hameaux qui existent sur papier ne sont que des souvenirs de hameaux, de villages qui ont déjà presque failli exister. Comme des vieilles théories qui n’arrivent plus à expliquer quoi que ce soit. Rapide-des-Cèdres : c’est un point sur une carte en papier qui ne renvoie plus à rien dans le monde. Rapide-des- Cèdres, c’est un souvenir qui s’estompe lentement. Dans la tête d’un pays atteint d’Alzheimer, où on se fait dépasser par des « Je me souviens » à cent milles à l’heure.

Évidemment, ça n’existe pas, l’Amérique : c’est un grand rêve électrique sur le point de se terminer. La preuve, c’est qu’à Miquelon, il y a déjà eu un dépanneur. Dans le temps. Il parait. Il reste juste des sheds aux fenêtres et aux portes condamnées avec du plywood qui attendent tranquillement on ne sait trop quel miracle.

Au fond, c’est peut-être nous qui sommes pervertis par la vitesse de la ville. Ici, le temps est au point mort. Il se repose, prend une pose. On se rend enfin compte de l’immensité réelle du territoire, dans l’immensité réelle de l’instant présent. Ici, ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons dedans. Enfermés, pour toujours, dans le présent.

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Et puis, aux frontières de l’asphalte, il y a le village cri de Waswanipi. Le bruit des moteurs y transperce le calme du monde comme un enfant en pleurs. Arriver à Waswanipi, c’est un peu comme débarquer sur un autre continent. Un choc culturel à l’intérieur de nos propres frontières. C’est un pays secret, caché au fond d’un pays, lui-même déjà enfoui dans un autre pays encore plus grand. Et ils ont bien ri, les Cris, assis dans les escaliers du Pétro-T, quand l’horizon nous a soudainement recrachés sous leurs yeux. Il fallait les voir sourire en nous voyant arriver sur nos vélos. J’imagine qu’ils n’ont pas trop l’habitude de voir des gens venir d’ailleurs, en bicyclette, juste comme ça, pour le fun. À Waswanipi, il y a des chiens errants qui jappent et courent partout dans la rue. Ils n’appartiennent à personne, il parait. Eux non plus ne sont pas habitués. On ne peut pas leur en vouloir.

Y’a pas de camping, pas d’hôtel, pas vraiment d’épicerie. Pas de problème. On peut manger des mouches. Juste à ouvrir la bouche. Y’a eu des tambours dans la nuit. Presque jusqu’au matin. Te souviens-tu ? Il faisait encore gris à l’aube. On a vraiment été bien reçu. Avec des grilled cheese au fromage jaune Kraft, pis du café instantané. C’était le meilleur déjeuner dans l’histoire de l’Histoire.

Et puis c’est ce matin-là que nos routes se sont séparées. Moi pis toi. Toi pis moi. Pour de vrai. Pour de bon. Sans trop qu’on sache. T’es redescendue en ville, en déroulant le décor dans le sens contraire. Dans un autobus. Pis moi, dans un tourbillon de silence et de lumière, j’ai traversé le reste de l’infini, jusqu’à Chicoutimi, en cherchant tout le temps ta silhouette dans mon petit rétroviseur. Pis depuis ce temps-là, je la cherche encore.

Collaboration : Steve Paradis.

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