Avoir peur en vélo

Dans la voiture, ça va encore. Le soleil brille, la route est longue, on n’est pas rendus, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Pour l’instant, ce n’est qu’un beau tour de voiture, par monts et par vaux, à travers les couleurs d’automne. Du tourisme saisonnier gentil gentil. Et puis je ne suis pas peu fière de mon accoutrement, short lousse sur combine pattes longues, t-shirt lousse sur combine manches longues. À première vue, on pourrait croire que je sais de quoi je parle.

Plus un coup de mascara. Jamais dans la vie courante, toujours pour aller en vélo. Superstition postféministe. Maquillage de guerrière pour aller affronter les dangers. Si jamais je meurs dans le sentier, je mourrai le regard dramatique, une dernière frayeur fatale dans mon œil de biche.

À mon grand désespoir, on finit par arriver. Branle-bas de combat dans le stationnement. Ça jase, ça attache ses souliers, ça consulte des cartes, ça s’obstine sur le parcours. Je mets mon grain de sel dans la discussion. Je remplis ma bouteille d’eau. J’attache mon casque. Comme si de rien n’était. Et on part, dans la joie et l’allégresse. Comme si de rien n’était. Comme si je n’étais pas terrifiée.

Il existe deux genres de moments épeurants, deux genres d’obstacles devant lesquels je fige. D’abord, les vraies difficultés, les sections qui présentent vraiment un défi, pour tout le monde, les sections réputées dangereuses. Des sections où ceux qui réussissent à passer sont des héros, ils accomplissent quelque chose d’exceptionnel, parfois l’exploit mérite même d’être filmé par les autres, pour la postérité. Ces obstacles-là, j’arrive devant et les garçons m’avertissent, ici passe à côté, ou même déclippe, c’est juste insensé, regarde-le, lui, il s’essaye, il est complètement fou, haha, il y a bien juste lui pour se lancer, quelle tête brûlée. Alors je déclippe, je marche pour rejoindre le groupe, je regarde avec eux le fou qui y va, je l’admire comme les autres, je m’exclame, c’est réellement impressionnant. Et je suis bien. J’ai eu peur comme les autres, j’ai eu la sagesse de m’abstenir comme les autres, je suis avec eux dans l’abdication, je suis l’un d’eux. Parfois même, je ne peux m’en empêcher, je lance comme les autres un commentaire plein de fausse bravoure, de témérité de façade. Vu d’ici, en passant un peu à gauche, c’est sûrement pas si pire. Dans le fond, il faut juste ne pas freiner, la prochaine fois j’essayerai de m’en rappeler. Un enfant prêt à dire n’importe quoi pour que les autres enfants l’acceptent.

Et puis il y a un autre genre d’obstacle. L’obstacle excitant, espéré, l’obstacle qui met du piquant dans la journée, l’obstacle que tout le monde connaît et attend avec impatience, l’obstacle que tout le monde franchit en souriant, en s’exclamant parce que, quand même, c’est pour ces petites sections-là qu’on aime vraiment le vélo de montagne. Le genre d’obstacle où chacun passe d’un coup, puis s’arrête pour savourer le défi relevé et voir faire les autres.

J’arrive en dernier. Je m’arrête en haut pour évaluer l’ampleur de l’écueil. Tout de suite j’ai peur. Quand les garçons s’enthousiasment, moi, je m’inquiète. Je regarde le pont. Il fait à peine trois mètres de long. Si c’était deux lignes tracées sur le sol, je ne me poserais même pas la question. Mais le pont est au-dessus d’un ruisseau et je me pose, en effet, la question. Est-ce que je vais passer ? Est-ce que j’aurai assez d’équilibre ? De vitesse ? Et les garçons sont de l’autre côté. Ils me regardent. Ils m’encouragent. Ils sont convaincus que je peux le faire. Et je souris. Et je meurs un peu en dedans.

Parce que je ne pourrai pas. Peut-être que je n’y arriverai pas. Peut-être que je vais les décevoir. Peut-être que je ne serai pas à la hauteur. Peut-être que je vais perdre leur estime. Peut-être qu’ils vont détourner les yeux, être mal à l’aise, m’enlever leur amitié.

Parfois j’ai de la chance, les garçons ne s’arrêtent pas, ils filent à travers les difficultés sans un regard en arrière. Je peux descendre de mon vélo en cachette, courir à côté des racines, plutôt que de rouler par-dessus comme tout le monde. Chaque fois que je déclippe, je prends du retard sur les autres. Le retard s’étire, de contournements en démissions. Je sais qu’ils regrettent de m’avoir emmenée. Je cours comme une dératée à côté de mon vélo. Je n’essaye même pas de remonter sur la selle. Pour un peu, je pourrais presque avoir envie de pleurer de honte. Si je ne fais pas attention, j’échappe une larme de déception.

Il y a des sections ennuyantes. Reconnues comme telles. Il faut passer par là, un bref moment moins intéressant pour rejoindre la prochaine section technique. J’adore les sections ennuyantes. Les montées interminables. S’il s’agit simplement de souffrir, de cracher ses poumons sur trois kilomètres, je peux le faire. Je donne tout ce que j’ai. Le souffle court, les cuisses qui brûlent, les mollets crampés, je m’accroche comme si ma vie en dépendait. À l’aise dans la souffrance gratuite et sans récompense. Je pourrais presque passer pour une athlète.

Mais devant les obstacles, devant les descentes quasi verticales, je ne passe pour rien du tout. Je ne peux pas faire semblant, fermer les yeux, retenir mon souffle, serrer les dents et attendre que ça passe. Si mes yeux sont fermés, je tombe, si je suis crispée sur mon guidon, je tombe, si mon vélo sait que je meurs de peur, je tombe. Il n’y a pas de place pour la fausse bravoure, pas de place pour la feinte. Il faut y aller, avec conviction, sans hésitation. Je ne suis rien d’autre qu’hésitation.

Bien vite c’est la fin, déjà. J’émerge du sentier et les premières bières s’ouvrent sur le capot de la voiture. Il y a des sections que j’ai aimées. Quelques petites victoires. Non, les garçons ne sont pas fâchés de m’avoir attendue parfois. Mon vélo est sale comme les autres vélos, il y a des picots de boue sur mon visage comme sur celui des autres. Je suis vidée. J’ai perdu 15 livres de stress.

Je sais pertinemment que je vais revenir, d’ailleurs je commence déjà à angoisser. Mais jamais je ne refuserais d’être là la prochaine fois, pour la prochaine sortie.

Je me répète que l’amitié ne dépend pas des caps de roche que je passe ou que je ne passe pas, ni des ponts que je traverse ou non. J’ai peur du vélo de montagne comme si on m’envoyait au front. Mais je veux y aller quand même, je veux pédaler par-dessus des racines et des rochers et des ponts et des ruisseaux pour que mes amis m’aiment. Je veux qu’ils soient fiers de moi. Je veux être l’un des leurs.