Marx en bécyk, les aventures de la valeur

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Dans l’économie marxiste, on distingue la valeur d’usage de la valeur d’échange. Pour qu’un bien soit considéré dans la société, il doit posséder soit l’une soit l’autre, mais bien souvent une combinaison des deux. Par exemple, le petit fitting pour convertir une valve de vélo de presta à schrader coute 2$. Une très faible valeur d’échange (qui est vaguement inspirée par la quantité de travail socialement nécessaire à sa production, mais c’est un autre question), mais une valeur d’usage bien relative en fonction de la pression d’air dans nos pneus et le fait qu’on soit ou non à proximité d’un endroit muni d’une pompe.

Ainsi, en autonomie (fourré dans l’bois), on comprend la différence entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Sur un bécyk un peu marde, y vient toujours qu’à nous manquer un ti-crisse de boutte de tôle à quinze cennes qui, avant qui parte avec le vent, avait une forte valeur d’usage, mais une très faible valeur d’échange. Ça devient rapidement politique, parce qu’au fond, la décroissance, c’est juste d’étirer la valeur d’usage de nos biens pendant ben longtemps. Il faut juste faire attention que le bécyk garde assez de valeur d’usage pour se rendre…

 

At the Iron Hill (When time stands still)

Ma première ride de l’année a commencé à 6 heures du matin avec un flat sur Papineau. Je me rends chez Vélodidacte, peut-être qui rouvrent à 7am? Y rouvrent à 10. J’ai juste ma p’tite pompe à main qui peut à peine monter la pression jusqu’à 35psi avant de plier, mais bon, je ferai pas de flat avant d’arriver à la pompe de Vélo-Québec coin Rachel pis Boyer. Ah ben, y’a pas d’adaptateur schrader dehors, pis c’est pas ouvert. Ça sert à rien de chialer, si je veux faire 100km sur 35psi, y va falloir partir vite.

marx tube

Heureusement, si y’a quelque chose que je connais, c’est ben les racoins des pistes cyclables de Longueuil. Les 30 premiers kilomètres, en plus, y se font tout seul. Mais la « route verte » ramène à un faux ami intéressant de la langue française dans laquelle « route » possède 2 sens distincts mais connexes qui renvoient à 2 termes dans la langue anglaise : road et route. Ça peut être un chemin physique, une patch d’asphalte connectant 2 endroits, comme ça peut être une route au sens de « routeur sans-fil », quelque chose qui dirige à travers les chemins, routes et autres appendices asphaltés, vers une destination. Quand on est issu de la culture automobile, on a que des exemples du premier sens. Genre la 20 qui devient aussi la 55 à partir de proche Trois-Rivières jusqu’à Drummondville. En bécyk, la route verte de la Rive-Sud est le parangon du deuxième sens, où l’on enchaîne routes, avenues, chemins, trails de quatre-roues en dessous des lignes électriques, sentiers dans les parcs et spirale en béton pour monter par-dessus la 116.

Distinguer les 2 sens de la route ouvre l’esprit à tout ce que peut permettre le vélo comme moyen de transport, mais ça implique aussi que si tu perds la route, si tu manques le coin de rue où il y avait un panneau qui disait de tourner et que t’as pas la liste des chemins à prendre, ben t’es perdu! Ce matin-là, c’est arrivé au point crucial : à Chambly, juste avant la piste cyclable pour se rendre à St-Jean-sur-Richelieu. C’est crucial, parce que comme je disais, on peut tout faire à vélo, sauf traverser les rivières et les autoroutes. Et comme une araignée tisse sa toile pour attraper sa proie, des cercles concentriques autoroutiers se forment fréquemment autour de Montréal afin de la contraindre à la culture automobile. Ainsi, perdu à Chambly, tu peux pas sortir à moins d’avoir un plan pour traverser la 10. Je sais pertinemment que j’ai pas traversé la rivière, alors il faut que j’aille vers l’est. Les chemins me ramènent tous vers la 10, alors je regarde mes options en termes de viaducs. Le seul que je vois est loin vers l’ouest, mais c’était parce que j’étais déjà vraiment trop à l’ouest…

Quand l’appétit va tout va

Après ce raccourci qui m’a rallongé de 30 kilomètres, je suis fatigué, j’ai mal au cœur, je mange une barre de protéines. Bonne affaire que quelqu’un m’en ait donné une boîte. Je lis les ingrédients, n’ayant rien de mieux à lire. Eh merde! C’est des protéines de lait. Étant végétalien, c’est pas pour rien que j’ai mal au cœur. Au moins, une fois rendu à St-Jean, c’est facile de trouver la piste cyclable. Il est midi, je dois être arrivé dans une heure au chalet pour notre réunion. Mais heureusement, à Farnham, dans même pas 30km, y’a la halte vélo. Y doivent ben avoir une pompe presta. Pas de chance, je reste à 35psi. Le prochain village, c’est East Farnham. J’ai envie d’arrêter manger, mais y reste juste 25km. J’ai mal au cœur, mais tout ce que je peux manger dans les cantines, c’est des frites et/ou du café. Tu peux toujours commander un sandwich aux tomates pas de mayo. Non, pas de margarine merci. Non, pas de fromage. Oui, pain brun, laitue, pickles, oignons rouges. Mais comme ton mix est jamais sur le menu, tu payes le prix d’un burger, tu fais chier tout le monde et on s’organise pour te le faire comprendre: « Vraiment, c’est inacceptable que des gens refusent de manger des animaux » .

Après encore une heure sur Les Montérégiades, j’arrive dans des rangs tout décrissés. Je suis rendu dans les Appalaches et ça se sent. Je commence à regretter mon « bon bécyk », mais comme je me suis tordu le pied en tentant de sortir la potence… j’ai pris mon autre vélo. En général, on a pas besoin de plus qu’un frein, non?  Sauf que là, mon headset s’en vient de plus en plus lousse, au point où le barillet de mon seul frein se fait catapulter. Plus de frein. Je m’arrête chercher le bout de tôle, pas de chance. VALEUR D’USAGE. Fuck. Donnez-moi un pied de rod filetée, une perceuse, une scie à métal, un écrou papillon pis deux washers, je vais vous en faire un barillet moi. Mais le monde ont perdu espoir en leurs moyens, ils ont même plus ce qu’il faut pour construire leur propre bécyk! Y se sont fait dire par la TV que l’autonomie, c’est dangereux… En tout cas, c’est pas ici que je vais trouver une rod filetée.

marx barillet

Je regarde mon cellulaire, mais je vois rien. Pu de piles (rendu-là, j’ai complètement oublié que j’avais des lunettes fumées). Donc, pas moyen d’appeler les copains-copines pour qu’ils viennent me chercher. Y devrait pas me rester plus que 5km, en tout cas, je me rapproche. Je regagne un peu d’énergie et j’arrive dans un secteur qui existe sur ma carte. Mais il manque le nom de la rue qui monte rejoindre celle que je cherche, donc je cherche la mauvaise rue et je passe tout droit. J’arrête un peu plus loin, au moins 4km trop loin. Bon. Soit je prends la prochaine rue dans 4km qui devrait la rejoindre, ou sinon, je reviens 4km… Heureusement, entre-temps, je vois une montée pas sur la carte. Pas de numéro de porte, pas de maison visible, mais ça monte en sale. Je prends ce qui me reste d’énergie pour monter la côte, probablement 800m à 16%, quand j’aboutis à une maison. Je regarde la carte. Il y a 2km entre la route où j’étais et celle où je vais. Le long terrain gazonné me donne un autre 200m. Une marche de 1km en forêt me semble moins pire qu’une marche de 800m pour redescendre la côte (plus de frein…) et 4km pour rejoindre la prochaine montée, remonter la côte que je viens de monter et faire 4km pour arriver à la maison qui est fort probablement à 1km de marche. Okay, j’entre dans le bois, bécyk à l’épaule, j’avance 20-30 minutes, on est vraiment dans des collines, je dois faire de grands détours pour éviter les falaises et j’épuise mon eau.

Là, je me rends compte que ça va pas bien. Faut toujours dire aux copains-copines quand on manque d’eau et qu’on est perdu en forêt. Cette fois-ci, j’enlève instinctivement mes lunettes en arrêtant et je suis capable d’utiliser mon cellulaire! Je comprends que je suis vraiment trop fatigué pour prendre une bonne décision. Je texte rapidement parce que les mouches à chevreuil me mangent : « J’ai pu d’eau, je pense que je devrais être rendu bientôt, mais je suis plutôt perdu en forêt et je pense abandonner mon vélo ». Heureusement, après la pause, j’ai assez d’énergie pour continuer à trimballer la ferraille. Trente minutes plus tard, l’épaule veut m’arracher et le téléphone sonne. « T’es où? » « Dur à dire, mais y’a des arbres… » « Qu’est-ce qu’on fait? » « Laissez-moi une heure, je vais sûrement trouver mon chemin… ça vaut pas la peine de perdre une autre personne… au fait, il faut vraiment que j’y aille y’a vraiment trop de mouches… »

 

Heureusement, cinq minutes après, je retrouve la crisse de route. Pu de brakes, pu d’eau pis d’énergie, le headset qui fait kaflingue-kaflongue dans les nids-de-poule, je brake avec mes pieds le long des trois maisons qui me séparent de celle où je vais. Heureusement, y’ont de l’eau pis des pinottes.

Ça fait que…

Ça fait que, avec le recul, je me rends compte que c’est vraiment difficile de déterminer à quel point on est dans marde. Surtout qu’en vélo, on a toujours l’impression d’être vraiment moins dans marde qu’on l’est. À ça, on rajoute la fatigue et la faim qui sont souvent difficiles à déterminer au cœur d’un gros effort physique. C’est vraiment comme la pauvreté, tu te dis toujours « au pire faudra faire plus d’affaires illégales pour survivre ». Le risque, quand il est pris de manière non calculée, possède un sens statistique sur un gros échantillon, mais à court terme, c’est strictement de la chance.

Autrement, ben ça se rapporte à Marx et à la fin de la durée de vie utile des biens matériels. Et, plus précisément, au moment exact où s’extrait de l’objet la dernière goutte d’utilité… idéalement dans un craquement de  tôle. C’est là le moment où on a une idée de la valeur d’usage réelle de l’objet, confrontés que nous sommes à son absence et aux souvenirs des années de fidèles services. C’est aussi le moment où il faut décider de la suite des choses: remplacer, ou pas. C’est le moment où la valeur d’usage éclipse la valeur d’échange. Ma vieille charogne de bécyk qui m’a été donnée il y a six ans par un ami qui l’avait aussi achetée usagée mérite-t-elle quelques nouvelles pièces? Certain. Tant que le cadre fendra pas!

 

fin

 

Collaboration: Pierre-Émile Gershwin.

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