Pierre et son vélo de bois

En 1950, on a massacré leurs chiens. On a massacré un peuple. Pierre me regarde une lueur de tristesse accrochée au fond du regard. Une colère aussi. Mais transmuée en sagesse par le roulis quotidien des autres tragédies.

Pour les Inuits, le chien est indispensable. C’est un ami, un compagnon de chasse, voire une source de nourriture inespérée quand on se fait piéger par le désert de glace. C’est un mode de transport aussi. Historiquement, le seul de tout un peuple de nomades.

L’ordre est venu directement du gouvernement : « Tuez-les, tous ». Les chiens, ils voulaient dire, mais personne ne s’y est trompé. On a compris de qui il s’agissait vraiment. Une ruse de lâche, une ruse de trou de cul, une ruse de blanc. Les sauvages avaient changé de camp. En fait, ils n’ont jamais été que d’un seul bord… Et dans la poussière de poudre à canon, des millénaires de nomadisme se sont éteints.

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Des fois, dans nos bières on découvre des abominations. C’est comme ça. Tellement que moi, ça me donne envie de casser des vitrines, de traiter tout le monde de con. Mais ce n’est pas la place, ce n’est jamais la place, alors je fais une petite tornade en agitant mon fond de verre. Et une promesse à moi-même que je range avec les autres, un jour… un jour.

Pierre, lui, a changé de sujet, il me parle de brassins, de recettes de houblon. Il aurait pu être maître brasseur dans une autre vie, il a failli l’être même dans celle-ci. C’était avant d’être entrepreneur et ébéniste, avant d’être parapentiste professionnel, couturier amateur, avant ou après, je ne sais plus. Pierre a mille vies. Elles s’entremêlent dans ma tête comme un grand mystère. Pas la peine de poser des questions, ce ne sont pas des vies qui s’écrivent en lignes sur un C.V. Plutôt de celles qui font les hommes. Des pulsions d’essayer, me dira Pierre.

C’est donc ça aussi le vélo de bois? Pulsion d’essayer?

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« Personne n’avait fabriqué un vélo en bois du genre. Alors je me suis dit, pourquoi pas moi? » C’est vrai. Pourquoi pas? Qui a décidé que c’était compliqué la vie déjà? Alors, les yeux aussi pétillants qu’un petit bouddha qui lâche son nirvana et découvre la beauté des soucis, Pierre se met à me raconter toutes les embûches surmontées, les calculs géométriques spécifiques à un vélo de bois. Calculs enfin révélés à l’Histoire ignorante. Autant de plaisirs coupables qui transforment lentement son anxiété en une immense fierté. Et pour moi aussi qui l’a côtoyé tout au long de son chemin de croix.

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« Et tu sais quoi ? » qu’il me dit encore. « Mon prototype n’est pas plus lourd qu’un vélo de route, aussi rigide et beaucoup plus confortable même! » Impressionnant, surtout considérant le travail de moine nécessaire pour évider le bois au bon endroit, placer la fibre dans la direction voulue et les autres finesses du cadre que seul son amant peut connaître. On se jase un peu technique, c’est vrai qu’il y a un petit côté de moi curieux de comparer les sensations d’un vélo de bois à celles d’un autre vélo. Mais c’est un peu pour dire comme tout le monde. Parce que quand je me plonge dedans, dans le coin des tripes, il ne reste plus beaucoup de place pour les chiffres. C’est un vélo pour les tripes.

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En serrant la pince de Pierre, je me dis qu’ils sont nés là ses vélos, au fond de ses mains cagneuses. Creusés, frottés, polis jusqu’à la perfection de l’imperfection humaine par les ciseaux d’un Gepetto devenu junkie du bran de scie. Et vous croyez qu’on lui parle de chiffres à Geppetto? Non, de magie plutôt. On ne roule pas un vélo de bois pour la vacuité de quelques grammes. On roule un vélo de bois pour la pureté de l’objet drapé de son matériau le plus noble. On roule un vélo de bois pour la beauté de l’artisanat, pour sa survivance. Parce que même si l’Histoire laisse parfois dans les soirées des récits aux gorgées plus amères que l’IBU de mon IPA, elle cache aussi des petits miracles. Des petites lueurs qui, à coup de rêves, de pulsions d’essayer, de pourquoi pas, apaisent de quelques décibels le hurlement des chiens dans ma tête.

J’ai croisé Pierre l’autre jour. Il avait une tête de gamin, tout excité, comme content d’un mauvais coup : « Hey c’est l’fun y a plein de gens qui sont intéressés par mes vélos de bois, qui veulent essayer ».

Ben oui Pierre, ça donne envie tes histoires. C’est juste un vélo de bois…sauf qu’on se meurt tous de l’essayer. Parce que rouler un vélo de bois, c’est s’asseoir sur un petit brin d’humanité.

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