The eye of the taïga

Le point le plus reculé et accessible par la route, au Québec, est le réservoir Caniapiscau, situé au kilomètre 666 de la route Transtaïga, un chemin de gravier débutant au kilomètre 540 de la route de la Baie-James.

Parce que le défi me semblait intéressant, j’ai décidé d’y aller. En vélo. Je saurais pas vous dire combien d’heures j’ai pu passer à regarder des cartes topographiques de la Baie-James et à faire des lignes dessus. À calculer les calories. À planifier. À amasser de l’information sur le climat, le dénivelé, la flore, la faune. À déshydrater de la sauce à spag et à portionner du lait en poudre. J’ai préparé ce voyage comme on prépare l’invasion d’un pays ennemi. Au millimètre carré. Des nuits entières à inventer dans ma tête vide les images d’un voyage, des images qui n’ont jamais grand chose à voir avec la réalité et qui sont vouées à être remplacées par d’autres images, celles de la mémoire.

On est le 7 juin. C’est le jour du départ. À Matagami, il fait -7 °C. Dans chaque mètre cube d’atmosphère cohabitent toutes les formes de précipitation répertoriées : de la pluie, de la bruine, de la bluine, de la neige, de la grêle, du grésil. Et d’autres encore, qui n’ont toujours pas été nominalisées. À la guérite du kilomètre zéro de la route de la Baie-James, il faut s’inscrire, donner le numéro de téléphone d’une personne à joindre en cas d’urgence, le nom de jeune fille de sa mère. « C’est pas une route où tu vas avec pas de casque », qu’elle me dit la madame au comptoir. Elle parle dans son walkie-talkie pour avertir les truckers qu’il va y avoir un gars en bécique en montant. Je signe le registre. Et je m’enligne. Comme un fou. Comme un autre. Sur le pont qui enjambe les eaux de vaisselle de la rivière Waswanipi.

Pour t’aider à te situer, la route de la Baie-James, c’est un chemin de 620 kilomètres qui part du fin fond de l’Abitibi et qui monte jusqu’à Radisson, en passant par nulle part. Deux trois fois. Dans un paysage à moitié dévasté par un grand incendie d’il y a presque une décennie. Y’a un océan d’arbres calcinés, mais pas de dépanneur, pas de camping, pas de village. Le paysage est gris, le ciel est gris, le sol est gris, l’horizon est gris. Tout est gris. Comme le mot : gris.

Le vent souffle du nord en hurlant à travers les épinettes mortes. Jour et nuit. Je l’ai dans la face. J’ai froid, j’ai mal aux genoux. Je morve des yeux. Je pleure du nez. Je m’écoute me plaindre. Dans ma tête. J’ai deux semaines de nourriture chessée dans mon Yak Bob. Je suis l’équivalent humain d’une Honda Civic tirant dix cordes de bois dans une remorque. « Envoye, encore 87 kilomètres, t’es capable, t’es capable », que je me dis à moi-même. Au milieu de l’orage. Il m’arrive quelque chose d’étrange, comme un choc soudain dans ma tête : je réalise que c’est la journée la plus difficile de ma vie. Je réalise ça trois fois par jour depuis quek’jours. Hier, au kilomètre 440, le vent a arraché le toit de ma tente. Au milieu de la nuit. Il pleuvait tellement fort que j’ai pas eu le choix de passer le reste des heures sombres dans les bécosses d’une halte routière.

En tout cas. Schopenhauer disait que la vie n’est qu’un rêve agité au milieu du repos éternel du néant. Il disait aussi qu’elle comporte deux pôles : la souffrance et l’ennui. L’ennui est généralement ce qui vient avec le confort du monde moderne : eau potable courante, douche chaude, électricité, files d’attente, Internet. La sécurité absolue du quotidien, quoi.

L’autre pôle, la souffrance, est celui dont il est question ici. De temps en temps, avoir froid quand on se couche le soir, mal au dos quand on se réveille le matin, ne pas savoir où on va dormir (ou même si on va réussir à trouver un endroit où dormir), manger du manger frette dans une gamelle, assis sous un pont en attendant que l’orage passe. Bref, de temps en temps, tout ça, ça fait du bien.

Ça fait du bien, même si la nuit, j’ai peur. Parce qu’à chaque soir, c’est la même histoire : à mesure que la nuit tombe, le vent se lève sur la taïga. Ici, la nuit, on croirait que le vent est un esprit. Que le lac a un esprit. Que la forêt est pleine d’esprits, de fantômes qui viennent danser autour de mon mince abri. D’ailleurs, je dors toujours un œil ouvert. Le poing fermé. Je n’ai plus peur des choses réelles que l’ont peut affronter avec une hache et un couteau, mais de celles, immatérielles, que l’on ne peut pas voir, de celles que l’on ne voit jamais, mais qui hantent tout de même les forêts de mon esprit. Il existe encore, dans le paysage du Nord, quelque chose qui fait penser au Grand Esprit. C’est pas toujours facile, la vie nomade.

L’écrivain Mark Twain disait que tous les humains, dans leur for intérieur, rêvent secrètement de fin du monde. Je ne fais pas exception. D’autant plus que, d’après moi, si un jour la fin du monde tel qu’on le connait a lieu, c’est à bicyclette que les gens se déplaceront. Pour peu qu’il reste des gens. Et la Transtaïga, c’est un peu cela : une vision de l’apocalypse. Vision d’un monde désertique où il n’y a plus rien, et où l’on ne croise presque personne. Chaque rencontre, aussi rare soit-elle, est d’ailleurs un évènement en soi. De cette personne, on veut savoir le nom, l’origine, la destination. Ici, tout le monde est utile. Chaque personne devient immédiatement une légende. Dans la brièveté de l’instant. Un personnage que l’on n’oublie jamais.

Et puis, la taïga, c’est tellement beau. Tellement beau, et pourtant, il n’y a absolument rien à voir. Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est un sentiment : l’impression que tout est tellement loin que ça me fait mal en dedans. L’idée qu’à quelque part, cent fois plus loin que l’horizon, les gens vivent leurs vies dans les villes, leurs vies tranquilles, pognés dans le trafic sur la métropolitaine, les bottes pleines de ciment.

Pendant ce temps-là, je me baigne tout nu dans des lacs qui ne figurent sur aucune carte. Je vois des icebergs flotter sur la rivière La Grande. Les fumées opaques de grands feux de forêts envahir l’horizon lointain. Sur le bord la Transtaïga, il y a d’anciens campements de chasse cris, avec leurs grands tipis à moitié délabrés. Des tentes de prospecteurs laissées à l’abandon par on sait trop quelle compagnie minière. Le Plan Nord, qu’ils disaient.

En juin, le long de la Transtaïga, le soleil ne se couche qu’à minuit. Et sa lumière ne disparait jamais complètement de l’horizon. Chaque journée qui passe, chaque seconde qui bascule dans le passé m’éloigne déjà un peu plus de ce pays magnifique. Parce que, oui, c’est en réalité un autre pays. J’aurais voulu que ce voyage dure pour toujours. Je suis arrivé à Caniapiscau le jeudi vingt-trois juin à six heures moins quart. Le sourire dans la face. Le vent dans le dos. Mon dérailleur arrière s’était brisé. J’ai fais les 150 derniers kilomètres à pieds en poussant mon vélo. Le soleil brillait, loin au-dessus des méridiens. Il brille toujours plus fort, au bout des chemins qui ne mènent nulle part.

Collaboration : Steve Paradis