Femme-oiseau

Sur le gravier, la puissance de mon corps qui pédale. Mon corps en forteresse, boulonné à mon cadre d’acier.

La route qui défile s’accumule sous mes roues et me toise de loin. J’avance, j’arrive dans son sillon de terre gercée. La route est longue et les heures me distancent enfin de la réalité épuisante. Je revis et sème sur ma route toutes les pensées tenaces qui polluent ma mémoire.

Le temps s’écoule et seuls mes muscles réclament encore le confort de mon salon. Encore quelques heures à pédaler, fixée vers le devant de la route qui s’éternise, et le bonheur sera total. J’aurai expulsé chaque parcelle de peau morte, chaque terreau infertile, chaque fragment abandonné de moi-même qui me retiennent au sol.

Ma tête se libère enfin, explose en particules de bonheur dispersées le long de mon corps. Je ne suis plus que matière vivante. Je suis sereine, et bien plus que ça.

Pour la première fois, je me sens vivre l’enthousiasme du pouvoir que procure la vitesse. Les cahots de la route me crèvent et m’hallucinent. Je suis seule dans ma forme de corps et je défonce l’horizon qui s’étire.

Au bout de ma route, le jour s’assombrit. Le contour de mon corps redevient tangible; je reprends forme dans le monde. Mon œil fatigué croise le regard de quelques chemins perdus qui subsistent dans la pénombre de la nuit. Des chemins inexplorés qui m’attendront demain.

Après les longues heures méditatives sur la route, j’aspire au sommeil. La torpeur du soir m’enveloppe. Couchée au lac miroir, rien n’est plus grand que le ciel forestier au-dessus de ma tête. Et dans mes jambes, la fatigue, la douleur, les fourmillements d’une angoisse qui persiste. Et dans mes jambes, l’audace de reprendre la route dans mon corps-acier. Ma puissance femme qui dépasse son ombre en forme de vélo chargé.

Et voilà déjà l’aube qui se lève, une silhouette au loin en forme de bicyclette. Je reprends le large au guidon de ma perle rare, accrochée à la route comme à une dernière virée.

J’appuie les kilomètres sur la route défoncée. Ma douleur qui lancine n’est pas plus forte que mon bonheur que je sue par tous les pores de ma peau. Oui, j’habille la route de ma présence forte et je conduis ma bécane au-delà de ce qui me limite.

Je vis sur la route pour tout voir. Mon regard défile à 15km/h sur un paysage mouvant et les kilomètres s’impriment sur mes rétines neuves. Penser ne plus pouvoir et avancer toujours. La douleur s’oublie quelques instants bénis quand les pensées cèdent sous le poids du temps. Je m’accroche au gravier coûte que coûte et je souris de ce corps qui peut tout faire, tout avancer.

Me perdre dans une descente jouissive. Décrocher de la terre l’instant d’une dérive périlleuse. Mais toujours en vie, en contrôle, le sentiment est fort. La puissance est vitale, pompe mon cœur de cycliste.

Défricher des terres nouvelles où les mastodontes de tôle ne peuvent s’aventurer. Racler cette route du poids de mon corps, apprécier ce qui ne l’est plus. Fouler à pleine roue ces kilomètres de voyage. Ces kilomètres de routes oubliées par les asphalteurs.

Une puissance femme sur la route. Entre mes mains, au bout de mes pieds, la permission d’être forte, puissante, enragée. La permission d’avancer vite, d’avancer dur, d’avancer brute. La reprise d’un pouvoir femme perdu, celui d’être au cœur du monde.

La femme-oiseau déchire l’espace, fend l’air à plein poumons. Elle se jette dans la gueule de l’horizon bien ouvert sur elle et clame encore plus fort son droit à la route. L’horizon béant que je bouffe au rythme de mon corps qui avance. Sous moi, la route se défile et mon vélo s’emballe. C’est le bonheur d’être sur la route de terre.

Une route qui vibre, vivante de milliers de pierres éparses. Je n’en peux plus, mais c’est plus fort que moi.

Je ne suis pas là pour minauder sous le soleil. Je crache ma puissance à la route. Je ne suis plus qu’une avec elle. Cette terre souillée de pétrole, je lui redonne son sens. L’avancée vers des terrains inconnus.

À vélo sur la route.

Ne pas vouloir être autre dans ce moment présent.