Les raisins de ma colère

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On se range sur le bord de la route. Je suis épuisé. Sur la carte, le prochain village n’avait pourtant pas l’air si loin. Une vingtaine de kilomètres à peine. Mais ça fait plus de cinq heures qu’on pédale et la route grimpe en plein sur la montagne. Je croyais qu’elle devait la contourner. Maudite carte. Maudite chaleur. J’enlève mon casque. Il est tout poisseux. Je prends un raisin et le place entre mes lèvres, je l’écrase avec ma langue contre mon palais, j’avale le jus. Ces raisins, c’est toute la nourriture qu’il nous reste. Les gourdes sont presque vides. Il faudra économiser l’eau, on ne sait jamais. Une chance que les raisins sont incroyablement juteux. Je tends la grappe à Sue, je plisse les yeux. Il n’y a qu’une seule route, impossible qu’on se soit trompés.

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Hier, j’ai déplié ma carte sur le comptoir de l’auberge, j’ai mis le doigt sur le village où on se trouvait, puis je l’ai fait glisser jusqu’à celui où on voulait se rendre aujourd’hui, vingt centimètres plus loin. L’aubergiste a fait non de la tête. J’ai fait oui. Il a refait non. J’ai refait oui, habitué à ce que les gens qui ne font pas de vélo tentent de nous décourager. Mais l’homme a refait non de la tête, des mains, des bras, des jambes. Son corps entier disait non. Puis il a exécuté cinquante-deux mouvements de tai-chi. Je voyais bien qu’il essayait de m’expliquer quelque chose. Mais quoi? J’ai fait mine de comprendre et j’ai rangé ma carte. En la dépliant maintenant contre l’arrière de mon vélo, j’essaie de reproduire un à un, dans ma tête, les gestes sophistiqués de l’aubergiste. Mais je suis distrait par l’arrivée d’un motocycliste.

Il se stationne à côté de nous. Je lui montre la carte, place le bout de l’index devant notre destination. Mais il détourne le regard et pointe les nuages en sifflant entre ses gencives. J’aimerais pouvoir lui dire que je sais déjà qu’un typhon approche de l’île. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on pédale vers l’ouest aujourd’hui. Je soulève la carte et essaie d’attirer l’attention du vieillard sur une ligne qui a l’air de contourner les montagnes. Mais il secoue la tête et recommence à mimer l’arrivée du typhon. Je sais que c’est ce qu’il mime parce qu’on a vu des images de tempête sur une des télés de l’auberge. Sue a réussi à déchiffrer quelques caractères chinois. Elle pense que le typhon frappera l’île demain soir. Et les routes de montagnes deviennent dangereuses quand il pleut fort. C’est un jeune homme qui parlait anglais qui nous a tout confirmé ce matin. Il a insisté pour qu’on aille se réfugier dans une des villes de l’Ouest. Si je me fie à la carte, on devrait arriver à Tainan demain après-midi. Quand je lui ai fait remarquer, le jeune homme a consulté sa montre, il a grimacé, puis il nous a offert une grappe de raisins pour qu’on puisse au moins tenir jusqu’au prochain village. La grappe contenait une vingtaine de raisins. Gros comme des abricots et ronds comme des billes. Couleur aubergine. Dodus. Fermes. Peau épaisse comme du cuir. Juste ce qu’il faut d’astringence. Chaire croquante, translucide, sucrée.

Un délice affolant.

Le motocycliste reprend la route avant que je réussisse à comprendre à quelle distance se situe réellement le prochain village. Si ça se trouve, il vient d’être emporté par un glissement de terrain. Je me sens un peu découragé. Je replie la carte et j’aperçois Sue qui se tient en retrait, debout à côté de son vélo. Je cherche la grappe de raisins des yeux. Elle n’est plus accrochée à son porte-bagage. Je regarde Sue plus attentivement.

Et ça me frappe.

Ses joues sont pleines.

Il n’y a plus un seul raisin.

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Je vais exploser. Elle est conne. Complètement conne! On crève de chaleur. On manque d’eau et de nourriture. En plein milieu de Taiwan. Une route déserte. À flanc de montagne. L’humidité. Les insectes. Les serpents. Des trous dans l’asphalte. De profonds ravins. Un typhon qui approche. Et elle dévore tous les raisins! Comme ça. Sans rien dire. Sans m’en laisser un. Comme une gloutonne. Comme une épaisse! Si le soleil tombe? Si une crevaison? Si un bris mécanique? Si une piqûre d’araignée? Si une roche sur la tête? Si une nuit en forêt? Si une pluie diluvienne? Si un glissement de terrain? Si personne pour nous secourir au fond du précipice? Fini les raisins qui auraient pu sauver notre vie, Sue les a tous fourrés dans sa bouche, croqués, avalés, comme une bête sauvage, sans rien dire, quand j’avais le dos tourné, quand j’essayais de déchiffrer ce que le motocycliste avait d’essentiel à nous dire, mademoiselle s’empiffrait de raisins, mes raisins, nos raisins, ceux dont j’avais absolument besoin pour continuer! Arrrgh! Fuck! Non mais franchement, Sue! Shit!

Elle enfourche son vélo et pédale comme une folle. J’enfourche aussi le mien. Mais la pente est raide. Je n’avance pas. J’aurais besoin de la force magique que procurent les raisins dans l’estomac. Sue file à toute allure. Je la perds vite de vue.

La route devient étroite. Il n’y a plus d’accotement et plus de voitures qui passent. Seulement des éboulis de roches qui font un bruit de cascade d’eau dans la forêt. Les fougères s’agitent et trois grosses pierres tombent à deux doigts de mon porte-bagage. Ouf. La semaine dernière, on est resté coincé deux jours derrière un gigantesque éboulement. Les secours en ont dégagé une voiture aplatie d’un parechocs à l’autre. Je pourrais me faire aplatir moi aussi. Sue n’en saurait rien. Elle avance grâce aux raisins. Je veux m’arrêter. J’ai soif. Je vois tout embrouillé. Je manque d’énergie. Elle a mangé tous les fabuleux raisins. Je pourrais tomber en bas du précipice. Elle a mangé tous les meilleurs raisins du monde. J’aurais dû emporter plus d’eau. Il n’y aura plus jamais d’aussi succulents raisins. Maudit. À quoi bon rattraper Sue? Le ciel me pèse. Une langue de brume lèche la montagne. J’ai vu une pancarte. 2300 mètres d’altitude. On ne devait pas monter si haut. Sur la carte… on aurait juré que la route allait passer dans la vallée. J’ai la gorge sèche. J’ai les yeux secs. J’ai envie de pleurer. J’ai envie de lâcher les pédales, de lancer mon vélo dans le ravin. Elle a mangé tous les raisins. Les savoureux raisins. Les raisins qui m’auraient permis d’avaler la route jusqu’au prochain village. Mais c’est la route qui m’avale. Sue est certainement déjà arrivée à destination. Elle déguste un après l’autre les nouveaux raisins qu’elle vient d’acheter. Du jus de raisins comme un torrent dans la gorge. Je n’en reviens pas.

Je m’arrête au milieu de la chaussée et aussitôt je sens que je n’aurais pas dû m’arrêter. Je ne pourrai jamais repartir. J’ai chaud et j’ai faim et j’ai soif. Je vois la route qui se tortille sur la montagne. Et je vois quelque chose qui se tortille sur la route. C’est Sue qui revient me chercher. Mais non, c’est juste un gros babouin. La dernière fois que j’en ai vu un, il a dévoré tous les raisins. Je continue à pousser mon vélo. Je suis toujours en colère. Le babouin approche et me tend une grappe de raisins. J’ai envie de pleurer mais je ne veux pas perdre une seule goutte d’eau. Pas tout de suite. Je veux d’abord évaluer ce que le babouin a à m’offrir. La grappe est bien fournie. Je la pèse et la soupèse entre mes mains. Une trentaine de gros raisins mauves. Je les caresse amoureusement. Ils ont l’air délicieux. Ils ont l’air fantastiques. Ils ont l’air irréels. Je délire. Arrrght! Sue a mangé tous les raisins!

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logo noir sans texteCollaborations:

Vincent Brault (texte)

Hubert (illustrations)